Imagerie post-mortem : autopsie d’une nouvelle pratique

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Imagerie post-mortem : autopsie d’une nouvelle pratique

Auteur(s) : 
Valérie Souffron
Guillaume Gorincour

Si l’équipe Suisse de Michael Thali était pionnière dès le milieu des années 90, c’est le 23 septembre 2011 que s’ouvrait à Marseille le premier grand rassemblement français de praticiens de ce qui était alors désigné comme « autopsie virtuelle », voire comme « virtopsie »[1] (Figure 1). Cet usage des instruments et des techniques les plus avancées du radiologue, orienté vers la médecine légale, créait une forme inédite de collaboration entre des spécialités médicales coopérant épisodiquement, mais peu habituées à élucider conjointement les causes des décès, ce nouveau dispositif technique sollicitant également l’attention des policiers et des magistrats. L’intérêt des acteurs du milieu concerné pour l’approche propre aux sciences humaines, leur accessibilité, a permis la conduite d’une recherche sociologique qualitative sur ce phénomène émergent [2].

 

Innover et imaginer : à quoi rêvent les radiologues ?

L’imagerie post-mortem peut s’apparenter à un phénomène émergent. Les fluctuations de vocabulaire et les recherches d’usages stabilisés — le gold standard — sont autant de tentatives pour maîtriser ce qui échappe encore à la standardisation et à la reconnaissance par les pairs. Les imaginaires des chercheurs sont particulièrement agissants : voir plus, voir mieux, voir immédiatement, et indéfiniment ; faire des corps des espaces dans lesquels se déplacer à sa guise et en toute transparence ; maintenir l’intégrité corporelle, tout en menant une exploration intense, pacifier les morts, négocier l’incertitude des diagnostics par la médiation technique… Au stade précoce de son développement, les mythes fondateurs de l’autopsie virtuelle et les croyances qui leur sont associées agissent comme des fédérateurs. Ces élaborations mythiques sont les accompagnatrices souvent inconscientes de la production de données scientifiques et de preuves, par ailleurs incontestées[4].

La maximisation du regard produite par les instruments des imageurs est en réalité une nouvelle « fabrique des corps »[5], productrice de « nouveaux objets »[6]. Cette fabrique numérique repose sur la puissance des ordinateurs, et la transformation algorithmique des corps en images. C’est un « hyper-corps » — un corps qui en dit plus — qui est donné à décrypter. Car voir avec ces images nécessite des apprentissages propres. En effet, le radiologue ignore les effets de la thanatomorphose sur les produits de l’imagerie médicale. À l’inverse, le médecin légiste sait parfaitement les identifier, mais bute à décrypter les « hiéroglyphes de lumière »[7] produits par les scanners.

Penser, agir et travailler à partir des images

L’image est un acte. Son sens ne réside pas en elle-même. La mise en écran des corps[8] ne dit pas les usages des images. Or ce sont ces usages qui contribuent à donner sens à l’imagerie post-mortem. À partir d’un dispositif technique et du « cadavre digital », des groupes de médecins — et de non-médecins — s’organisent pour créer un dispositif commun, académique, légal, et organisé. Au-delà de l’imagerie post-mortem comme dispositif technique, ce sont les échanges qui font l’autopsie virtuelle. Radiologie et médecine légale dialoguent, argumentent, et élaborent des outils de travail. L’ordre négocié du travail[9] contribue ainsi à réduire la part de la contingence, les lignes de fracture, le « tout images » contre la complétude des approches par exemple.

La conflictualité joue un rôle dans l’innovation. Ainsi est-il loisible de montrer un état des « luttes dans le champ (médical) »[10], et un cheminement depuis une hostilité – ou une indifférence — d’une partie au moins de la médecine légale, vers des rapprochements. De la même manière, on montrerait comment dans les services de radiologie, l’introduction des cadavres n’est pas sans soulever de débats. C’est précisément dans les compromis et les négociations, qu’ils interviennent au sein d’une équipe, d’un CHU, ou au niveau des organismes encadrant les spécialités médicales – SFR (Société Française de Radiologie), SFML (Société Française de Médecine Légale), ISFRI (International Society of Forensic and Radiological Imaging) — et à tous les niveaux intermédiaires, que des modes de coopération originaux ou inédits sont élaborés.

Aux marges de deux spécialités médicales, une révolution discrète tente de trouver les voies de l’innovation réussie. D’autres questions essentielles resteraient à exposer ici, notamment autour des images. Leur stockage rend des corps captifs ; leur circulation entre pairs les laisse disponibles à une exploration médicale qui pourrait être sans fin[11.

L’arrivée d’une sociologue au sein du GRAVIT dès sa création fut l’opportunité précoce d’inclure d’emblée à la réflexion globale une dimension plus large, parfois philosophique voire psychanalytique, source intarissable d’enrichissement autour du « comment » et du « pourquoi » de nos pratiques.

La première journée commune SFR-SFML cette année lors des Journées françaises de radiologie concrétise l’importance croissante prise par cette surspécialité et le rapprochement constant de nos deux métiers. La sociologie y sera toujours présente, observatrice critique et bienveillante de cette nouvelle pratique.

 

 

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Figure 1. Les Pr Gil Brogdon (à gauche) et Michael Thali (au centre) recevant la médaille d'honneur de la faculté de médecine de Marseille lors du 2e cours français sur l'autopsie virtuelle à Marseille en 2012.

 


[1] Le cours était organisé par le Service de Médecine Légale (Pr Georges Léonetti) et le pôle d’imagerie Médicale de l’AP-HM (Pr Jean Michel Bartoli), sous l'égide de l'AP-HM, d’Aix-Marseille Université et du GRAVIT (Groupe de Recherche en Autopsie Virtuelle et Imagerie Thanatologique).

 

[2] Cette enquête n’est pas achevée, mais je remercie vivement celles et ceux qui ont permis que je la conduise et qui ont ainsi rendu possible une recherche passionnante.

[3] Souffron V. , « Voir et ne pas y toucher », in Communications, n° 97, 2015, Seuil.

[4] Par exemple : Thali M. « History of Virtopsy : how it all began », in Thali M., Dirnhofer R., Vock P. (dir.) The virtopsy approach

[5] Mandressi R., Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003. ; Sicard M., La fabrique du regard. Images de sciences et appareils de vision, XVe-XXe siècle, Paris, Odile Jacob, 1998.

[6] Cardon D., « Présentation », Réseaux, 2013/1 (n° 177), p. 9-21.

DOI 10.3917/res.177.0009


[7] Le Breton D., “Les hiéroglyphes de lumière. De l’imagerie médicale à l’imaginaire du corps », in Anthropologie du corps et modernité, Paris, Puf, 2013 (6e édition).

[8] Cartwright L., Screening the Body: Tracing Medicine's Visual Culture., Minneapolis/London, University of Minesota Press, 1995.

[9] Strauss A., La Trame de la Négociation : Sociologie Qualitative et Interactionnisme, (The Web of Negotiation: Qualitative Sociology and Interactionism), édité par Isabelle Baszanger, Paris, L'Harmattan, 1992.

[10] Bourdieu P. « Le champ scientifique », in Actes de la recherche en sciences sociales », vol 2, n° 2-3, juin 1976.

[11] Van Dijck J., The transparent body. A cultural analysis of medical imaging. Seattle, University of Washington Press, 2005.

Waldby C., The Visible Human Project. Informatic bodies and posthuman medicine, Routledge, 2003.


Valérie SOUFFRON (1, 2), Guillaume GORINCOUR (2, 3)
1. CETCOPRA (Centre d’Étude des techniques, des connaissances et des Pratiques), Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
2. GRAVIT, Groupe de Recherche en Autopsie Virtuelle et Imagerie Thanatologique, groupe de travail de la SFR, Société Française de Radiologie.
3. Pôle Imagerie Médicale- APHM, LiiE EA 4264 CERIMED Aix-Marseille Université

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